Manifeste du département de
philosophie
sous condition de grève
Réuni.e.s sous
condition de grève, nous étudiant.e.s, enseignant.e.s, ami.e.s du département
de philosophie, nous affirmons notre refus total de ce devenir marchand et
asservi de l’université dont la loi ORE n’est qu’un jalon parmi d’autres.
Réuni.e.s par cette
même idée d’une égalité qui ne saurait être un objectif à atteindre, dès lors
que nous l’affirmons comme principe destiné à se vérifier dans les expériences,
les échanges et les errances.
Réuni.e.s pour
proclamer la seule autonomie qui nous parle, l’autonomie des formes et des
contenus, l’autonomie des territoires sur lesquels convoquer ensemble théorie
et pratique, l’autonomie vis-à-vis des pouvoirs financiers, politiques et
administratifs.
Réuni.e.s pour
emprunter des chemins divers, mais se dessinant tous comme horizon un devenir
émancipé, toutes et tous conscient.e.s que l’émancipation implique une critique
radicale de toute domination, de chaque doctrine, de ces figures du consentement
grâce auxquelles des pouvoirs tiennent assujettis des individus.
Réuni.e.s contre la
sélection, la concurrence, l’étouffement des évaluations, des indices et des
bilans, pour se délivrer enfin des mots vidés de leur sens que ne cessent
d’agiter les ministères afin de mieux dissimuler la misère à laquelle ils
condamnent l’université.
Réuni.e.s dans la
constitution patiente et inconditionnée d’un nous qui ne soit, ni une marque ni
une fusion d’identités, mais un nous de rupture qui mette en accusation tout ce
qui contribue à nous ensommeiller, à détourner notre regard des foyers de
contradiction, à justifier notre bonne conscience.
Réuni.e.s par une même
passion des concepts dont l’agencement est incertain, qui se donnent dans une
diversité prolixe de langues, qui nous engagent à nous affranchir des règles
administratives et des jargons de l’évaluation et du management.
Nous nous réjouissons
que la grève mette à distance les exigences du temps contraint et des parcours
banalisés, qu’elle ouvre un autre accès à l’idée de communauté et qu’elle
libère l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure.
Dès lors, nous affirmons :
Que la loi ORE et la
mise en place de Parcoursup qui nous ont mis en grève participent d’un
processus dont il faut rappeler la logique qui porte autant atteinte à notre pratique de la philosophie qu’à nos
conditions de travail à toutes et à tous, enseignant.es, étudiant.es et
personnels administratifs.
On parle de sélection,
encore faudrait-il préciser. Parcoursup n’est évidemment pas là pour départager
selon leurs « aptitudes » les étudiant.es qui vont aller dans tel ou
tel département d’une université comme celle de Paris 8. Parcoursup sert à ce
que les universités, donc leurs enseignant.es et leur personnel administratif,
gèrent eux-mêmes la pénurie des places. Celle-ci provient de deux
sources : la volonté de la part des gouvernements de ne pas anticiper
l’afflux démographique actuel et de porter sans moyens supplémentaires 80%
d’une classe d’âge au baccalauréat. A ce diplôme s’ajoute désormais un dossier – lettre de
motivation, notes, évaluation des enseignant.es du secondaire nommée
« fiche avenir » (sic) – qui mime les procédures d’embauche
professionnelle, lesquelles, comme chacun sait, ont avant tout une fonction normative.
Si l’on rappelle
quelques principes de l’université de Vincennes, l’inversion en cours est
frappante. Dans les années soixante-dix et jusqu’à la fin des années
quatre-vingt, le baccalauréat était une épreuve faisant barrage, ce contre quoi
Vincennes avait inventé une inscription sans bac pour les salariés. Ces
derniers introduisaient un clinamen
dans leur vie, ils s’exilaient de la contrainte professionnelle pour une
discipline intellectuelle.
Aujourd’hui, à
l’inverse, c’est l’université comme le lycée qui sont
appelés à s’inscrire dans la « professionnalisation » de tout un
chacun, du berceau à la tombe, tout au long de sa vie. Cette
« professionnalisation », qui n’est jamais qu’une formation à la
servitude, participe de la même logique que Parcoursup censé réguler l’entrée
en université et les évaluations par les instances ministérielles (HCERES) des
formations, de la licence jusqu’au doctorat. Ces évaluations, comme les
financements dits d’excellence auxquels les établissements doivent postuler
(Labex, Idex), ont pour fonction d’instaurer une concurrence entre les
établissements publics (dans l’attente de leur privatisation). L’État garde
ainsi la main financièrement, reléguant la gestion des misères aux
universités : suppression déjà effective de postes d’enseignant.es et de
BIATOSS ; augmentation plus ou moins déguisée des droits d’inscription
pour les étudiant.es.
Ces mesures visent à
restructurer le paysage autour d’une division entre quelques « pôles
d’excellence » et des lieux de formations sans recherche, de seconde zone.
Sans parler du fait qu’il n’est évidemment pas question, hier comme
aujourd’hui, de toucher à la sélection là où elle a vraiment lieu, entre les
classes préparatoires, les grandes écoles et les universités.
Le travail des
enseignant.es-chercheur.es est de plus en plus parasité par les dossiers à
rendre, la recherche de financements par projets, l’organisation frénétique de
colloques où le temps de parole est d’une poignée de minutes, à accomplir des
tâches administratives toujours plus ineptes et chronophages, à rendre compte
non de travaux réels, mais de « productions » quantifiables
favorisant la répétition du même.
Dans ce dispositif, la
recherche, tant dans son élaboration que dans sa transmission, n’occupe plus aucune place. Le formatage des doctorats, la stricte mesure
du temps d’études, l’exigence là aussi de financements préalables, contribuent
à appauvrir la recherche, à la rendre captive des attentes supposées du marché
de l’emploi. Évaluations et recrutements se feront sur « l’attractivité »,
le « rayonnement », les « objectifs remplis » : bref,
sur tout un lexique hostile à la pensée.
Le travail de tous les
membres de la communauté universitaire leur échappe pour devenir un poids mort,
laissant derrière lui la personne et ses désirs abandonnés. C’est aussi cela,
et non seulement la question du niveau de vie ou des moyens, que désigne notre
prolétarisation commune.
Face
à cela, nous disons qu’il n’y a pas
d’Université qui n’aménage, malgré elle, ses propres passages entre un dedans
de la pensée et un dehors de l’utilité, entre la vie de l’étude et la vie
productive, entre le temps de la recherche et le temps du marché. Aussi, plutôt
que de défendre un espace sanctuarisé comme peau de chagrin, nous nous
proposons de sortir du jeu de la séparation qui nous est imposé. À ceux qui
disent qu’être élève ou étudiant, signifie d’abord et avant tout (voire
seulement) être inscrit dans un espace qui dispense, pour un temps, de se
soumettre aux injonctions de la reproduction sociale, nous répondons que c’est
aussi une façon de ne pas voir quel a été l’enjeu premier de l’Université – et
plus généralement celui du système éducatif français : la production de
l’obéissance, de la hiérarchie sociale et de la hiérarchie des savoirs.
L’Université est un espace contradictoire où se joue à la fois la reproduction
et la possibilité de la contrarier, cette possibilité représentant précisément
l’alibi du fonctionnement implicite de la reproduction. Mais cette possibilité
par là même existe, et se trouve à portée de main de qui veut la prendre et la
pousser vers ses limites et sa fonction d’émancipation.
Nous défendons la philosophie, ou
plutôt les philosophies.
À la manière de cette Carte de
l’Empire décrite par Borges qui, à force de précisions et de détails obligeant
à l’agrandir, épouse finalement point par point la taille et les formes du
territoire qu’elle entend décrire, nous pensons et nous éprouvons qu’il n’y a
pas une mais des philosophies, et que le cartographe imaginaire qui
s’appliquerait un jour à tracer le dessin complet de la philosophie, se
retrouverait bientôt à recopier chacune des lignes d’écriture et chacune des
lignes de paroles qui se sont efforcées, dans l’histoire de la pensée, « de
nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain
déplacement de notre attention ». Et ce déplacement peut avoir plusieurs noms,
qu’il s’appelle métaphysique, politique, logique, ou, par un certain effet de
retournement introspectif, qu'il s'appelle le travail critique de la pensée sur
elle-même. Car il est bien clair pour nous qu’il n’y a pas d’un côté la philosophie comme une discipline
opaline retranchée un peu en avant ou un peu à côté de la réalité, souvent
difficile ou obscure, et de l’autre toutes les autres disciplines, plus ou moins
concrètes et plus ou moins éloignées d'elle ; il y a des philosophies
comme il y a des mondes.
C’est pour
cette raison que notre pratique de la philosophie ne peut être une entreprise
de réglementation de la pensée qui cherche à produire un langage univoque,
transparent, qui pourchasse la métaphore et vise à établir des propositions
incontestables : contre tout dogmatisme, mais aussi contre toute
soumission à la tyrannie de la démonstration, nous maintenons l’idée que la
philosophie est plurielle et conflictuelle. Pour certain.es d’entre nous, elle
est une aventure de la langue dans la langue. Pour d’autres,
elle est la forme de pensée qui s'interroge sur ce qui permet au sujet d'avoir
accès à la vérité et qui tente de déterminer les conditions et les limites de
cet accès. De multiples approches et orientations nous travaillent aussi.
Disons seulement qu’en dernier ressort, nous aimons cette phrase, presque
tautologique, qui ne nous sort jamais du problème et qui, par conséquent, le
situe bien là où il est – c'est-à-dire en plein milieu : si l’on
philosophe, on philosophe, et si l’on ne veut pas philosopher, alors on doit
philosopher tout de même.
Dans
ce sens, on pourrait peut-être affirmer que ce qui nous réunit est la
conviction qu’il faudrait - ou plutôt que l’on veut - se battre pour un
exercice de la pensée qui ne se contente pas de décrire les lignes de forces
qui traversent notre temps, ou, pire encore, qui soit devenue conforme aux
figures de domination et de consentement. L’activité
philosophique se doit de produire d’autres formes, et cela à partir même du
constat qu’il y a du dissensus dans la pensée et dans l’existence sociale,
dissensus irréductible dont la reconnaissance et l’acceptation dessine une
autre manière de penser et d’agir. Aussi la philosophie, en tant qu’elle
accepte et revendique cette capacité à élaborer et tenir le dissensus, dessine
d’autres paysages du possible.
Mais il faut dire également que cela
ne nous empêche pas de penser le rôle du philosophe,
beaucoup plus précisément cette fois, et d’essayer de défendre une certaine
forme de son engagement, ou de son
attention portée à l’égard de la contextualité toujours en excès sur son
activité. L’intensité et la radicalité de la philosophie
résident, d’une part dans le fait que le philosophe est celui qui assume le
constat que la vérité de la vie réside dans quelque chose qui le dépasse
constamment, dans une extériorité qui ne pourra jamais être entièrement
intériorisée, ni dominée, ni neutralisée au nom d’autres vérités davantage
condescendantes et réconfortantes ; d’autre part dans le fait que ses
concepts sont des actes qui inquiètent le réel. Nous défendons
une pensée qui puisse exercer sa puissance et sa signification politique et
éthique en posant ainsi les conditions non seulement de sa propre insertion
dans le monde, mais surtout de la création de nouveaux modes d’existences et de
possibilités de vie autres.
Notre opposition à loi ORE, mais aussi à la réforme du lycée,
à la loi LRU il y a dix ans, et encore en amont aux accords de Bologne…
participe de notre volonté de défendre les conditions d’énonciation de ces
philosophies, et notre idée d’une université-monde.
L’Université-monde, telle que nous l’imaginons,
telle que nous la défendons, telle que nous tâchons de participer à sa
construction, se distingue à la fois de la figure de l’université mondialisée
se pliant aux règles de la marchandisation du savoir et de la figure de
l’université nationale annexée à la reproduction des élites du pays via les concours de l’enseignement.
Le régime des classements internationaux inscrit les
universités dans une mondialisation concurrentielle qui renforce encore leur
devenir-entreprises. Injonction est faite à chaque université de s’afficher
comme « pôle d’excellence » ou « d’attraction ». La dénonciation de cette illusion et des mécanismes économiques
qui la sous-tendent ne doit pourtant pas servir d’appui à une réaction
conservatrice qui tenterait de maintenir l’Université dans une territorialité
purement nationale. Ni mondialisation échevelée ni repli national,
l’Université-monde relève pour nous d’un espace d’expérimentation de
l’hypothèse égalitaire. Dans un monde où la libre circulation des marchandises
prévaut sur la libre circulation des gens, où le marché unique l’emporte sur la
construction d’une Univers-Cité, nous
réaffirmons notre engagement pour une université ouverte à tous les étudiants
étrangers, quels que soient leurs parcours de vie, leurs moyens financiers et
leur statut administratif en France.
Nous
sommes plus que jamais attachés à ce que les étrangers, avec ou sans papiers
puissent poursuivre leurs études supérieures en France et revendiquons
l’égalité de droit entre tous les étudiants, français ou non. L’idée
d’université qui anime nos pratiques est celle d’un lieu d’accueil et d’étude
orienté non seulement vers l’acquisition, voire l’accumulation de savoirs, mais
aussi, et avant tout, vers la possibilité de redessiner des parcours de vie. Nous refusons de faire de l’université-monde
le label d’une « stratégie internationale » ! Nous n’avons que
faire « de maximiser la plus-value internationale tant dans la recherche
que dans les pratiques pédagogiques » (cf. le site web de Paris 8). Ce
que nous désirons : ouvrir la voie d’autres possibles, pour la pensée
comme pour la vie, contre l’ordre des « évidences », des dispositifs
produisant et justifiant hiérarchies et inégalités.
Dans
un monde où la guerre et l’oppression, les catastrophes climatiques et la
pauvreté poussent chaque jour des hommes et des femmes à tout abandonner et
prendre la route de l’exil, alors que l’Europe rassemble de plus en plus à une
forteresse, notre université a vu naître en son sein une occupation des
exilé.es dans un contexte politique et législatif particulièrement hostile. Les
« habitant.es de Paris 8 » ont investi à partir de janvier un
bâtiment de l’université pour avoir un toit, des papiers et une formation, mais
aussi pour combattre les politiques migratoires racistes et mettre fin au
système de Dublin. Ils ont reçu un soutien actif de militant.es extérieur.es à
l’université, mais aussi de nombreux membres de notre communauté (étudiant.es,
enseignant.es, BIATOSS). Le département de philosophie a apporté son soutien
dès le premier jour à l’idée d’une université-refuge.
Dans
le contexte de la grève, des liens de solidarité ont continué à se tisser et à
se solidifier entre différentes formes de lutte et les différent.es
acteur.rices, dans un refus commun de la loi ORE et du nouveau projet de loi «
asile et immigration ». Depuis longtemps les étudiant.es
non-européen.nes sont soumis.es à une procédure de sélection sur dossier, pour
lequel l’ambassade de France dans leur pays émet un avis non seulement
administratif mais aussi pédagogique (sic). Créée en 2010, l’agence Campus
France, placée sous tutelle du ministère des Affaires étrangères et du
ministère de l’Enseignement supérieur, ne cesse de voir sa sphère d’action
(nombre de pays gérés) grandir, contribuant à renforcer ce qu’il convient
d’appeler le contrôle universitaire aux frontières. L’introduction de la
sélection via Parcoursup ne promet-elle pas d’engendrer de nouvelles frontières
intérieures ? Les lycéen.nes habitant les quartiers populaires,
issu.es des milieux les plus modestes, c’est-à-dire pour une majorité de
l’immigration postcoloniale, seront sans doute les premier.es à expérimenter
les funestes conséquences de ces dernières réformes. Combattre la séparation
des mondes, la division entre « nous » et « eux », au nom
de nouvelles pratiques de l’universel, exige de prendre acte du fait
qu’une telle division n’opère pas uniquement entre un ici et un ailleurs
lointain, mais aussi localement, à l’intérieur même du territoire
d’inscription, c’est-à-dire, dans notre cas, la ville de Saint-Denis.
Notre Université-monde s’ouvre
à l’altérité et à la subalternité, avec lesquelles elle apprend et travaille.
On ne saurait mesurer le succès de cet effort à l’aune du critère chiffré, si
prisé des instances d’évaluation de la recherche, des invitations à des
colloques internationaux (l’un des principaux « indices de
notoriété » dans le jargon de l’HCERES) ; pas davantage en fonction
du développement d’opérations « humanitaires » de « transfert
des connaissances » du Nord vers le Sud global. Le mouvement doit
s’effectuer dans les deux sens, et c’est aussi et d’abord in situ,
dans l’enceinte de notre université, et de notre département, que se mesure, au
jour le jour, notre capacité à faire-monde.
Cette exigence se
traduit dans notre conception et notre pratique de la philosophie : celle-ci
doit être arrachée à une géographie qui, aujourd’hui encore, lui fait confondre
ses propres limites avec les frontières, réelles ou fantasmées, de l’Occident.
Il faudrait penser les langages philosophiques comme des langages
créoles : fruits de créations conceptuelles inédites et de rencontres
linguistiques se défiant des cloisonnements territoriaux, et d’un ordre des
places inégalitaire entre un centre et des périphéries. La traduction,
l’incorporation de mots étrangers dans nos langues propres, le refus des hiérarchisations
linguistiques et le plurilinguisme traversent les pratiques de la philosophie
que nous revendiquons. Elles bénéficient de la multiplicité des langues
présentes au sein de notre communauté : français, persan, wolof, anglais, grec, lingala, allemand,
arabe, espagnol, mandarin, russe, bamoun, italien, catalan, et bien
d’autres. Nous tenons à ces
multiplicités : il n’y a pas de langue naturelle de la philosophie !
La pratique philosophique n’est pas, pour nous, la défense d’un privilège
national ou une des formes de la distinction sociale. Elle est indissociable
d’une réflexion sur les logiques de l’émancipation affectant nos pédagogies,
nos recherches, nos engagements, nos manières de vivre.
Rédigé,
à Saint-Denis, entre le 17 avril et 8 juin 2018